La cause des enfants

La cause des enfants, Georges Juttner

Le travail que je vous présente aujourd'hui est le fruit d'une réflexion que j'ai menée à la suite d'une sorte d'erreur de lecture que j'avais commise, un lapsus, un acte manqué ; quoi de mieux pour rester dans la tradition de la psychanalyse dans la pratique et la transmission de la psychanalyse à laquelle Françoise Dolto a consacré l'ensemble de son oeuvre et, au fond, de sa vie.

L'anecdote elle-même : j'ai organisé depuis 1989 un groupe de lecture des oeuvres de Françoise Dolto, groupe d'ailleurs rattaché aux archives Françoise Dolto.

J'ai proposé à mes collègues de procéder à cette lecture dans l'ordre chronologique.

Nous avons donc tout naturellement ce travail par la lecture de « Psychanalyse et pédiatrie » republié sous forme de livre en 1971 (en rappelant que j'ai moi-même commencé mes études de psychiatrie en 1974, c'est-à-dire peu d'années après la publication de cet ouvrage).

En préparant mes lectures je retrouvais dans ce livre le passage suivant à propos de l'énurésie : " on s'étonne peut-être de la fréquence de l'énurésie. Ce symptôme assurément bien heureux, grâce auquel on amène des enfants dont on ignorerait, sans lui, la névrose, n'a, en lui-même pas de signification unique " p.125.

Et quelques lignes plus loin : " devant l'énurésie, il n'y a pas une attitude psychothérapeutique, car elle viserait l'effet et non la cause. L'étude du comportement affectif général de l'enfant permettra seul de juger à quel stade il se trouve et devant quel barrage il a régressé".

C'était exactement ce que j'avais appris à la faculté comme B-A BA de la pédopsychiatrie ; ce n'est jamais le symptôme qui importe mais, bien plutôt, la recherche de la structure psychique sous-jacente et de la subjectivité qui s'y déploie.

Ainsi, décontenancé, je ne trouvais sous la plume de la grande Françoise Dolto que des idées banales, objet des premiers enseignements que je recevais. Il m'a fallu quelques instants (peut-être plus, je ne me souviens plus ?) pour réaliser que ce livre, publié tel quel en 1971 datait, en fait, de 1939 puisqu'il était l'objet de la thèse de doctorat en médecine de Françoise Dolto.

En 1989, donc, quand je le retravaillais dans le cadre du groupe de lecture évoqué, il s'agissait d'une oeuvre qui avait, dès lors, cinquante ans. Ce qu'elle écrivait donc en 1939 était par le fait devenu une banalité en 1989. Pour vous donner un exemple de ce qui a guidé ma réflexion, je voulais citer ici quelques lignes de Mélanie Klein pour vous mettre dans l'esprit ce qu'on écrivait et la manière dont on l'écrivait à propos de la psychanalyse d'enfants en 1939. « Le deuil et ses rapports avec les états maniaco- dépressifs » ; article de 1940 (essais de psychanalyse ; Payot 1976) p. 345 : « chez le nourrisson, les processus de l'introjection et de la projection, régis par l'agressivité et l'angoisse qui se renforcent l'une l'autre, aboutissent à la peur d'être persécuté par des objets terrifiants." Ou p.347 "pendant la phase la plus précoce, les objets persécuteurs et les bons objets (le sein) restent très éloignés dans l'esprit de l'enfant."

Ceci, juste pour faire entendre la différence, à la même époque, avec l'écriture vivante et dynamique de Dolto.

C'est ainsi que m'est venue l'idée suivante : qu'est-ce que Dolto a pu écrire dans les années 80 ? Qu'aurait-elle pu poser dans ces années-là qui pourrait avoir le même type d'avance (quelles idées, quelles propositions aurait-elle pu faire qui pourraient s'avérer quelques décennies plus tard ? Réalité ou projet à réaliser encore ?) Et c'est naturellement cette idée qui m'a conduit à la relecture du livre intitulé " La cause des enfants " publié en 1985.

Il s'agit d'une oeuvre particulièrement riche et dense où Dolto balaie son regard et offre son écoute à tous les registres de ce qui fait la vie de l'enfant. Elle y fait d'ailleurs de nombreuses propositions issues de sa théorie et de l'application qu'elle en propose, qui, très nombreuses, sont désormais en application dans la réalité ; d'autres propositions n'ont pas encore trouvé leur application mais, j'en suis quasiment convaincu, ne manqueront pas d'advenir.

L'immense travail de Dolto est constamment sous-tendu par ce qui a été le support de son travail à savoir la question éthique. Il n'y a aucune de ses élaborations, aucune de ses projections dans la réalité qui ne soit passé au crible de l'éthique.

Je suivrai donc la même démarche qu'elle et, pour la clarté de l'exposé et de la compréhension, proposerai d'étudier :

- tout d'abord, la position éthique et clinique de Dolto ;

- deuxièmement les propositions qu'elle fait, les projets qu'elle a dans les registres concernant la réalité quotidienne de l'enfant.

1. Françoise Dolto et l'éthique

Elle ne cédera jamais sur sa position vis-à-vis de l'éthique : chaque sujet est auteur et responsable de sa parole ; la psychanalyse est, d'ailleurs, le lieu où le protocole permet à chaque sujet - et ce quelle que soit son âge - de libérer sa propre parole, d'en entendre les méandres, les impasses et les élaborations qui permettront la réalisation de ses désirs dès lors qu'ils auront pu s'inscrire dans l'ordre du langage. Ceci ne dépend aucunement de l'âge du sujet (sujet est pris ici dans son sens psychanalytique à savoir celui qui est auteur et responsable de son désir et de son histoire).

Elle poussera cette position théorique jusqu'à son extrême, puisqu'elle présuppose l'existence d'un sujet sous sa forme symbolique dès avant sa naissance : "la fécondation est la rencontre de trois désirs, celui d'un père, d'une mère et d'un enfant". Ainsi, durant toute sa vie, ce n'est pas le sujet qui change, puisqu'il préexiste, mais ce qui changera ce seront ses rapports aux grandes étapes d'organisation de sa personnalité et notamment au regard des différentes épreuves formatives qu'il aura à traverser.

Elle développera dans ce sens le concept de " castration symboligène " que je ne présenterai pas ici pour ne pas alourdir mon propos.

Ainsi, l'enfance n'est qu'un des états que le sujet traverse mais elle précise : "« l'enfant », ça n'existe pas... on fait un discours sur l'enfant, alors que chaque enfant est absolument dissemblable à un autre quant à sa vie intérieure, quant à la façon dont il se structure, selon ce qu'il ressent, perçoit et selon les particularités des adultes qui l'élèvent. L'état d'enfance existe par rapport à l'âge adulte future dans la mesure où il y a des différences spécifiques" p. 130

Il y aurait donc une aberration à écrire enfant ou enfance avec un « e » majuscule, de la même manière qu'il viendrait à l'idée de personne d'écrire âge adulte ou encore adolescence avec des majuscules. Le pendant de cette position théorique doit se retrouver dans le respect dans lequel l'on doit mettre le discours tenu par l'enfant : « On oublie que l'enfant est sujet et non pas sujet à, et, de discussion... on croit que le meilleur parent est celui qui a le plus d'argent et le plus de temps libre et le plus de place dans son logement, alors que ce n'est pas ça qui compte pour un enfant : c'est la tolérance que l'on a pour les difficultés qu'il a à s'adapter à la vie et l'amour qu'on lui donne pour l'aider à en prendre conscience » p. 115,116

Elle va même plus loin dans la reconnaissance et le respect du cheminement propre à l'enfant : « l'adulte mettrait sa vigilance à ce que l'enfant échappe aux risques de son imitation et de sa soumission à son savoir... pour soutenir son développement, il faut le considérer dans son advenir et faire confiance à l'adulte qu'il vise à devenir ».p.294

Il ne s'agit d'ailleurs pas pour Dolto de prôner ce que l'on appelle actuellement « l'enfant roi », bien au contraire, il faut amener l'enfant à repérer ce qu'il en est de son insatisfaction, de ses frustrations et des limites obligées à tout comportement humain ; « c'est justement sur ce qui va lui manquer avec cette mère que l'enfant va construire sa différence et pas celle du voisin. Je crois que plus il y a de différences entre les êtres, plus le désir contrarié est créatif. Avec les acquisitions et les données de la science, il faut se garder de vouloir créer les conditions idéales, mais il y a une certaine attitude avec les enfants et surtout une attitude verbale qui permet de dire ces différences, ces manques et qui justifie et humanise la souffrance de ce qui manque, de ne pas avoir son désir satisfait ». p.287

La seule position tenable pour un adulte est cet accompagnement langagier de l'enfant : « le langage de vérité est salvateur mais terrible car il faut s'accepter tel que l'on est avec humilité, on va à ce qui nous est essentiel, mais sans être fier de soi. La souffrance, d'être associé au désir de persévérer dans l'exister sans raison logique et se reconnaître, devient vivable petit à petit, vivre c'est au jour le jour tenir avec les autres et bâtir quelque chose ». p.232.

« Je préconisais donc, continue-t-elle, l'abandon de la médecine que j'appelais vétérinaire... je voulais faire comprendre la valeur de la vérité dite en paroles aux enfants, mêmes les plus jeunes, concernant les événements auxquels ils sont mêlés, ce qui arrive et modifie l'humeur et le climat familial au lieu de le leur cacher ; je préconisais de répondre véridiquement à leurs questions mais aussi et en même temps respecter leur illogisme, leurs fabulations, leur poésie, leur imprévoyance aussi grâce auxquels il se préservent le temps qui leur est nécessaire. » p. 241

C'est donc ainsi que la position de Dolto est extrêmement sophistiquée, dans la mesure où elle maintient toujours vifs les deux registres apparemment contradictoires :

- d'une part, du respect, du désir et du cheminement de l'enfant ;

- et, d'autre part, de son inscription obligatoire dans le registre du langage, c'est-à-dire, en quelque sorte, dans le registre de la limitation de son désir ou, tout au moins, dans l'expression de ce désir dans les formes autorisées par le langage, c'est-à-dire dans la reconnaissance de la fonction symbolique humanisante.

C'est bien ce rapport au langage qui est le garant, pour le sujet - et ce quel que soit son âge - tant de son rapport à la vérité qu'à sa liberté : « il se trouve que le rapport langagier est contre le pouvoir technologique et l'autorité, car, à partir du moment où l'on établit cette communication, il ne peut plus y avoir cette soumission, cette obéissance immédiate, cette efficacité apparente du prescripteur, du pédagogue ". p.308

Elle réaffirme constamment cette vigueur du sujet : " l'esprit d'un être humain est quelque chose de totalement mature dès son apparition sur terre. Il va se déformer ou continuer dans sa ligne par commerce avec le monde, il va ou non gauchir son éthique."

" Je crois qu'on n'a pas assez vu que, quel que soit l'être humain, quel que soit son niveau d'âge ou son niveau de comportement, c'est toujours un être intelligent, animé tous les instants de son état de veille par sa fonction symbolique et sa mémoire ".p.256

Dans cet exercice, le travail des parents devient ainsi extrêmement difficile ; il ne peut être quelque chose de l'ordre du répétitif ou du normatif, puisqu'il doit se dérouler dans le respect même de ce sujet dont ils doivent assurer le développement dans les années où ils se trouvent dépendants d'eux ; l'écueil est que bien souvent nombres de parents méconnaissent ce qu'il en est de l'enfance elle-même alors qu'ils l'ont eu, eux aussi, à la traverser : « les adultes refoulent en eux l'enfant, alors qu'ils visent à ce que l'enfant se comporte comme ils le veulent. Ce sens éducatif est faux. Il vise à faire se répéter une société pour adultes, c'est-à-dire amputée des forces inventives, créatives, audacieuses et poétiques de l'enfance ». p.256

Pour en arriver, tout compte fait, à déclarer : « seuls les quelques individus qui, dans leur histoire, arrivent à ne pas laisser en eux mourir l'enfant, réussissent à créer quelque chose et à faire avancer les choses.» p.257

Françoise Dolto n'hésite pas à se montrer créatrice elle-même, peut-être laisse-t-elle éclore la part d'enfant qui existe encore en elle ; pour ce faire, elle aura inventé plusieurs néologismes afin de rendre compte au plus près de ce que le langage autorise de ces processus d'humanisation qui jalonnent la formation de la personnalité d'ensemble. Elle nous propose des mots nouveaux afin de dire au plus près possible les processus dont elle nous parle.

Ainsi elle nous propose :

- « l'advenir » rendant substantif le verbe advenir, on le prend ici dans l'expression « advenir comme sujet ».

- Pour parler de l'époque où il n'a pas encore d'autonomie psychique avec les identifications parentales, elle proposera des expressions comme « il est co-sa mère, co-son père, co-ses parents »

- Reprenant le terme d'individuation, elle en proposera une forme active pour parler du fait que l'enfant est auteur de cette individuation et non pas l'objet ; elle proposera ainsi le verbe « individuer ». C'est d'ailleurs lorsque l'enfant se sera approprié ses images parentales, qu'il aura pu les faire siennes, qu'il pourra acquérir son autonomie, ayant dès lors intériorisé les composantes affectives et sécurisantes des images parentales ;

- elle propose les mots « mamaîser » et « papaïser » qui renvoient : « aux personnes à qui l'on confie la garde du petit. Alors, les corps de ces personnes seront symboles de sécurité, de représentant temporaires de père et de mère ; de ce fait, l'enfant reste le même qu'à la maison et peut garder toutes ses potentialités sensorielles sans en faire somnoler aucune. »p.368

Pour terminer avec ces néologismes doltoïens, à propos de l'enfant : « allant-devenant adulte dans le génie de son sexe ». Faisant ainsi référence au sujet qui peut advenir , adulte en formation qu'il est déjà et dans la reconnaissance de son désir et dans les voies possibles de son expression sous les formes que l'ordre symbolique du langage l'y autorise. Connaissons-nous aujourd'hui un discours aussi vrai, aussi vivant, aussi profond en ce qui concerne le respect où doit être tenu chaque être humain et notamment l'enfant ?

2. Dolto et la réalité quotidienne de l'enfant

Dans le livre « La cause des enfants » Dolto envisage quasiment tous les registres impliqués dans la réalité quotidienne de l'enfant ; elle y fait des réflexions qui ne sont, en fait, que l'application pratique des idées théoriques qu'elle expose. Elle arrive ainsi à démontrer comment cette théorie peut parfaitement s'appliquer dans tous les champs concernés par l'enfance.

Ainsi, Dolto aborde de nombreux registres de la vie quotidienne de l'enfant où elle fait, à ma lecture, des propositions très novatrices, voire révolutionnaires ; il est sûr que les points que je vais développer ici ne sont que quelques uns pris dans ces très nombreux qu'elle aborde ; en tous les cas, j'ai désiré mettre l'accent sur :

- le discours sécuritaire ; elle était déjà extrêmement sensible dans les années 80 au discours sécuritaire que l'on voit malheureusement se développer de plus en plus vingt-sept ans plus tard ; son discours n'a donc pas été entendu. « Nous voulons que nos enfants aient la sécurité. Soit. Mais la sécurité pour quoi faire ? si le prix de la sécurité c'est de ne plus avoir d'imagination, plus de créativité, plus de liberté, je crois que la sécurité est un besoin primordial mais qu'il n'en faut pas trop. Trop de sécurité étête le désir et le risque qui sont nécessaires pour se sentir à chaque instant « vivant », « mis en question ». et ; « L'adulte qui est obsédé par sa sécurité au point de perdre toute imagination, n'a-t-il pas été autrefois un petit à qui dans les premières années, les premières semaines la sécurité a cruellement manqué ? » p.82

Ainsi Dolto remet-elle en avant les grands principes éducatifs qui l'ont conduite. Il ne s'agit pas d'empêcher l'enfant à ses propres expériences, mais de l'y accompagner en l'aidant aux formulations nécessaires de ces expériences dans son propre rapport au langage. « L'enfant a du mal à prendre son autonomie dans ses déplacements, ses gestes, ses initiatives, si l'on ne répond pas à ses curiosités et à son inventivité, à son sens de la découverte. » p.106 .

- La psychothérapie et la psychanalyse d'enfants. Elle affirme constamment tout au long de son oeuvre, le respect fondamental où doit être tenue la parole de l'enfant dans le cadre d'une psychothérapie ou d'une psychanalyse ; elle incite aussi très directement les psychanalystes et les psychothérapeutes à ne pas se retrouver dans une position éducatrive ; toutes les déclarations de Dolto peuvent être considérées aujourd'hui comme prémonitoires dans la mesure où, malheureusement pour les enfants et la société tant actuelle qu'à venir, c'est cette position éducative qui est de plus en plus encouragée par la société.

Reprenons quelques formulations de Dolto dans ce registre : « quand on voit maintenant ce que s'est devenu ! partout il y a des psychothérapeutes d'enfants, des psy pour manipuler et récupérer les enfants dans le social, les rééduque... au lieu de permettre à un enfant d'être ce qu'il est, de se déterminer par rapport au milieu qui l'entoure en soutenant sa confiance en lui-même et le sens de sa vie. " p.235.

Bien évidemment, elle s'oppose également à tout ce qui l'en est d'une attitude normative : « la psychologie des processus conscients a développé une finalité de société qui a accentué l'esprit d'initiation et l'instinct grégaire qui tend à redresser tout ce qui paraît déviant. Donc il faut définir pour tout la norme. Ce qui ne peut être un épanouissement pour le jeune mais plutôt une régression si on l'oblige à faire ou à paraître au plus près de la norme, au lieu de se sentir motivé à s'exprimer pour un plaisir partagé avec les autres motivés comme lui ". p.235.

Elle ajoute même, dans la phrase d'après : « il est certain que cette banalisation du psychologisme n'est pas en soi réjouissante."

Elle donne également des indications techniques au thérapeutes : " c'est mauvais que le parent soit suivi pour lui-même chez le même psychanalyste d'enfants ; c'était comme si, dans l'inconscient du psychanalyste, il devenait le « référent sachant " illusoire, autant de la mère ou du père que de l'enfant. Aussi préfère-t-on donner l'adresse d'un autre psychanalyste pour celui qui, secondairement, a besoin d'être soigné. » p.235

Malheureusement, on assiste actuellement à toutes les dérives possibles de ce que l'on appelle la guidance parentale où nombres de thérapeutes n'hésitent pas à prodiguer des conseils aux parents, ne se rendant dès lors pas compte qu'ils ne font rient d'autre que les infantiliser et, par là, les destituer de leur statut de parents. « Le psychanalyste n'a aucune visée pratique, il n'exerce aucune pression éducative. Il ne juge ni ne conseille. L'éducateur, au contraire, est agent de l'insertion dans tel type de société et doit guider l'enfant. » p.475.

Note de Georges Juttner ,reprenant la phrase d'une mère " c'est la psychologue qui sait, moi ,je ne suis que la maman " ( sic ).

Ou p .243, 244 : " la psychanalyse est un travail lent ... je ne suis pas l'ennemie des psychothérapies : il m'est même arrive d'en faire ... leurs effets s'arrêteront avec l'arrêt de la psychothérapie ... les effets d'une psychanalyse sont toujours positifs et profitables, non seulement au patient mais à ses descendants ... le psychanalyste ne sait rien en ce qui concerne son patient, c'est le patient qui sait ... »

- la position de Dolto vis-à-vis des sciences ; le cognitivisme et les neurosciences ; ce débat est toujours d'actualité sinon encore plus. Dolto s'élève avec vigueur contre position d'allure objective ou scientifique qui ne respecterait pas la position subjective de chaque sujet et ce d'autant plus qu'il est un enfant : « la science ne s'est pas mise au service de l'enfant. Elle s'est mise au service de l'ordre établi, de l'instruction publique, de la police. Ou de la science elle-même. La recherche pour la recherche. Là encore, malheureusement l'idéologie n'est pas absente ". p. 120

Elle évoque ainsi la question de la rigueur de tout travail scientifique : « avant toute expérience sur un être humain, il faudrait être absolument certain de ne pas nuire. Sinon, s'abstenir. » p.127

Il en va de même lorsqu'elle s'oppose, de la plus belle manière, à toute attitude comportementaliste : " je me demande ce que deviendront ces enfants identifiés à des comportements behaviouristes. Chez l'être humain, ce n'est pas cela qui est important, c'est ce qu'il ressent. On note un comportement, mais qu'est-ce que cet enfant a ressenti ? » p.129

Et encore plus d'actualité : « les expérimentateurs prétendent nous rassurer par le sérieux scientifique de leurs tests ... et leur arrivée en force m'inquiète. Dans l'optique de cette discipline, tout ce qui est axé sur le développement de l'intelligence, alors que c'est l'affectivité qui donne un sens à l'intelligence de tous les humains. L'intelligence toute seule, ça n'existe pas. La santé physique toute seule, ça n'existe pas. C'est tout un ensemble qui construit la personne et ordonne ses variances. Je me demande si finalement la période post Piaget que nous allons traverser ne risque pas d'être terriblement intellectualiste. Les neurosciences sont par trop objectivantes, ce qui va à contre sens de tous nos efforts pour aller dans le sens de la subjectivation de chacun. » p.132

Dolto va même, dans un passage, faire remarquer que, à l'instar de ce que l'on fait pour les adultes, il faudrait exiger de l'expérimentateur qu'il ait obtenu le consentement éclairé de l'enfant, que ce soit pour l'intégrer dans une expérimentation ou lui administrer un nouveau médicament. Je ne crois pas savoir que toutes les chartes qui ont été établies dans l'intérêt du respect du patient aient pensé à ajouter cette clause du respect de l'enfant.

- L'école. Dans l'ensemble de l'ouvrage de Dolto, il y a de très nombreuses remarques concernant l'école. Là encore, elle se retrouve extrêmement en avance sur son temps, lorsqu'elle explique, par exemple, qu'il faut :

o séparer absolument ce qui l'en est de l'instruction et de l'éducation ; elle n'est pas sans savoir d'ailleurs que le ministère lui-même a changé de nom, puisque " L'instruction publique " est devenue «L'éducation nationale ".

o Elle propose aussi l'ouverture des écoles en horaires extrascolaires pour que les enfants puissent y avoir des activités éducatives, ludiques, récréatives qui seraient prodiguées par des éducateurs ; elle est par ailleurs très favorable à toutes les activités qui permettent de socialiser l'enfant, comme par exemple le sont les classes- découverte, les classes de neige ou d'altitude qui sont devenues maintenant de pratiques plus que courantes dans la majeure partie des écoles de France.

o Elle se montre particulièrement révolutionnaire, lorsqu'elle évoque une modification profonde de l'organisation scolaire ; elle n'est pas favorable au maintien des classes de niveaux tels que nous les connaissons, mais bien plutôt d'un système scolaire qui respecterait au plus près le rythme d'apprentissage propre à chaque enfant. Ainsi, c'est l'enfant lui-même qui baliserait son propre chemin dans la voie de la connaissance parcourant par exemple de manière autonome des niveaux d'apprentissage différentiant les matières ; par exemple, il serait au niveau 4 pour le français et 2 pour les mathématiques etc. Dans un système, somme toute, relativement proche des écoles type Frenay ou Montessori, dont les méthodes n'ont toujours pas été prises en compte actuellement dans le cadre de l'école publique.( voir aussi l'école de la Neuville )

o Et Dolto de conclure : " instruction pervertissante que celle qui consiste à faire régurgiter à l'élève le savoir du professeur transmis par ses pairs ; « c'est bien d'avoir une bonne note en me disant ce que moi je sais » ; le contresens des contresens pédagogiques. Ce qui est intéressant pour un enfant confié à un adulte qui veut l'initier à se servir de son intelligence, c'est d'être avec lui à chercher quelque chose. L'adulte n'a que trop tendance à vouloir imposer « la » méthode. Convient-elle à cet enfant ? Si celui-ci a une autre méthode et qu'il arrive à un résultat qui lui apporte satisfaction, il a raison de l'adopter. » p.338

o Il y a même un endroit de son livre où elle propose des moments d'apprentissage universitaire qui pourraient se passer dans d'autres payes ; elle se montre ainsi favorable à ce que l'on appelle désormais le système Erasmus dont la plupart des étudiants actuels savent bénéficier quand ils le désirent.

- L'éducation. Là encore, elle se situe dans le respect fondamental de l'enfant : « Si l'on veut que l'enfant ait le plus de chances de garder ses potentialités, il faut que l'éducation soit la plus légère possible dans sa directivité. Au lieu de vouloir tout comprendre, respectons toutes les réactions de l'enfant que nous ne comprenons pas ". p.336

Et juste après un petit passage que je vous livre tant il est fidèle au style Dolto : « Les parents viennent consulter quand leur enfant a des symptômes qui les gênent. Combien de fois m'a-t-on demandé : je voudrais comprendre pourquoi il fait ça - mais cela ne vous regarde pas (répond Françoise Dolto), il le fait, ça vous gêne ou ça ne vous gêne pas ? Si ça vous gêne, vous lui dites : ça me gêne, mais ne cherchez pas à comprendre. » p. 336 « L'éducation pervertissante par excès de protection, culte de la norme unique, soumission aux modes du jour, imposition du modèle parental. Pourquoi pères et mères s'accrochent-ils obstinément à ces bouées ? » p.337 « La question fondamentale est encore occultée : le confort intellectuel des mères est une chose. La cause des enfants en est une autre. Et qu'il y ait le problème de sa formation et de son développement de leur seul point de vue n'a pas de commune mesure avec le discours avec le discours des « sciences de l'éducation ». Impossible d'avancer dans ce domaine sans changer d'échelle et d'instruments d'observation. Ce sont eux (les enfants) les révélateurs, à leur insu, les observateurs du phénomène adulte. Ils voient ce qu'ils subissent, sans le savoir, leur cheminement en est révélateur. "(idem)

- L'enfant, le médecin et le monde hospitalier. Le militantisme de Françoise Dolto est intarissable dans ce registre où elle en vient à exiger que chaque sujet soit traité avec tout le respect qui lui est dû et ce dans la reconnaissance et de sa liberté et de sa capacité de choix. « Au fond, comment fonctionnent certaines personnes en institution de soin ? Pourquoi la condition de l'enfant est-elle sans cesse menacée ? Parce que l'adulte soignant, au lieu d'être au service des soignés, leur laissant leur initiative, chaque fois que ce n'est pas dangereux, projette son amour propre, des complexes tout à fait personnels sur ce qu'il croit être l'enjeu de son pouvoir ». p. 306

Et un peu plus loin : « On voit apparaître trois causes du malentendu fondamental dans les relations adulte-enfant ; on les retrouve dans toute société humaine. D'abord les responsables ne se préoccupent du développement et de l'expression personnelle de l'enfant ; ils pensent à appliquer une sorte de norme qu'on leur a inculqué pour tel ou tel cas de figure. Ensuite c'est l'ignorance, la pseudoscience qui commande. Enfin, le pouvoir médical et le pouvoir institutionnel qui décident de tout et se substituent aux désirs de l'enfant et sa mère dès l'accouchement et même avant ... pendant la grossesse ». p.307

Pour en arriver au plus pur de sa position éthique : « ceux qui sont au service de l'accouchement et des premières semaines de la vie ont tout à apprendre de cet être qui n'est jamais comme un autre. Il est lui ou elle, mais elle aussi lui, sa mère et son père présents ou absents. C'est tout à fait autre chose qu'un autre bébé et une autre mère et un autre père " p.307

Ainsi Dolto incite-t-elle fortement tous les professionnels à prodiguer leurs soins en pratiquant bien évidemment toute leur technicité, mais à condition de l'inscrire dans l'accompagnement langagier. « Il se trouve que le rapport langagier est contre le pouvoir technologique et l'autorité, car, à partir du moment où on établit cette communication, il ne plus y avoir cette soumission, cette obéissance immédiate, cette efficacité apparente du prescripteur, du pédagogue. " p.308

C'est d'ailleurs cette préoccupation constante qui a guidé toute sa carrière et toute sa pratique y compris dans les premiers temps de son exercice : « c'était le quotidien de ma vie d'externe ; j'étais ainsi avec les bébés. Je leur expliquais ce qu'on allait leur faire. Je les rassurais et mes camarades médecins ne comprenaient pas que je procède de la sorte avec les petits qui ne possédaient pas encore le langage intelligible."

- L'enfant et la justice. Bien évidemment, elle se situe juste après la Loi de 1975 qui met par exemple en place le divorce d'accord. Elle va d'ailleurs beaucoup plus loin puisque, dans certains passages, elle évoquera la garde alternée qui devient quasiment la règle aujourd'hui. J'ai préféré en fait relever deux ou trois passages où je la trouve extrêmement en avance sur son temps. Par exemple, elle évoque dans une note : « les quelques avocats qui ont le souci de consulter l'enfant et d'essayer de convaincre leurs clients de renoncer à sa garde ... » p.353

Désormais, la spécialité d'avocats d'enfant est parfaitement reconnue et exercée par bon nombre d'avocats spécialisés dans les affaires familiales.

Elle se situe également vis-à-vis de l'exercice de l'autorité parentale et notamment dans l'exigence qui devrait être imposée aux directeurs des établissements scolaires que d'envoyer le bulletin de notes aux deux parents. J'ai envie de vous rappeler ici que ce n'est que par une circulaire de 2005 que ceci a été imposé aux directeurs d'établissements scolaires.

Elle parle des « médiateurs » dont le statut comme auxiliaires de justice n'a été instauré qu'au début des années 2000.

- Je ne vous ai pas cité l'ensemble des propositions que Dolto aborde puisqu'elle y fait référence au fur et à mesure de son écrit pêle-mêle : « à la création de crèches sur le lieu de travail des parents, à l'allocation d'éducation parentale, au placement, à l'adoption, à la création d'un ministère spécifique aux adolescents, au vote des enfants, la prise en charge des parents maltraitants sans séparation définitive entre ces parents et leurs enfants ... "

- et je ne dirai qu'un seul mot de ce qui est quasiment à l'origine de la publication de son ouvrage, à savoir les maisons vertes, chacun connaissant, je crois, les modèles théoriques et cliniques qu'a proposés Dolto pour l'accueil des bébés et/ou jeunes enfants avec leurs parents, comme mode préparatoire à leur socialisation.

Ce qui résume parfaitement la pensée de Dolto ce sont les lignes suivantes : « pour soutenir son développement, il faut le considérer dans son advenir et faire confiance à l'adulte qu'il vise à devenir ... il est un pré adulte, c'est vrai, mais d'un style qui n'existe pas encore et qui est à inventer, qu'il doit trouver lui-même. L'enfant qui vient au monde devrait nous rappeler que l'être humain est un être qui vient d'ailleurs et que chacun naît pour apporter à son temps quelque chose de nouveau ". p.294

Qu'est-ce que vient nous rappeler fondamentalement cet ouvrage de Dolto ? Chaque être humain est auteur de sa propre histoire dans le même temps qu'il pourra participer à celle de l'humanité toute entière dans l'originalité créatrice dont il est capable.

J'espère que vous vous êtes rendu compte que F.Dolto n'avait elle-même pas échappé à cette règle.

En guise de conclusion, je voulais vous proposer une devinette et une vignette clinique issue de mon expérience de psychanalyste d'enfants.

- Tout d'abord la devinette. Elle dit : « l'adulte ne doit jamais oublier que la richesse libidinale d'un enfant peut être égale, mais aussi supérieure ou inférieure à la sienne propre, que la personnalité qui existe en puissance chez l'enfant peut être très différente de la sienne et il ne devra jamais comparer la personnalité d'un enfant à une autre ... il n'existe pas et il n'existera sans doute jamais de moyens humains qui permettent d'apprécier la valeur intrinsèque d'un être. Tout adulte, qu'il soit parent ou médecin ou éducateur, doit avoir très vif en lui le respect de la liberté individuelle de l'enfant dans toutes les activités légitimes qui le tenteront et le souci de ne rien ajouter aux restrictions instinctuelles que la bonne intelligence avec son milieu social contemporain exige déjà de l'individu. »

De quand date ce texte ? Il est issu de la thèse de F.Dolto « Psychanalyse et pédiatrie » (page 61 de mon édition). Ces lignes sont donc écrites en 1939. La position éthique de F.Dolto est déjà présente ; elles ont guidé son oeuvre ; d'une certaine manière, elle les réécrit en 1985. Je souhaite qu'elle reste vive dans la pensée de tout un chacun en 2039 ?

- La vignette clinique. J'avais pendant de nombreuses années en analyse un jeune garçon psychotique. Il venait deux fois par semaine et a passé, pendant les deux premières années, son temps replié sur lui-même à faire des dessins sur lesquels il n'acceptait de faire aucun commentaire ; d'ailleurs, je le respectais dans cette position d'autoprotection. Il y avait cependant un fil conducteur, c'est le cas de le dire, dans ces dessins, puisque, d'une séance sur l'autre, il fabriquait des circuits automobiles ; il reliait les uns aux autres dans un fascicule qu'il confectionnait.

Le travail analytique faisant son oeuvre, il s'est engagé dans un dialogue extrêmement efficace avec son analyste. Les séances, dès lors, devenaient vivantes et le sujet apparaissait enfin dans son plein déploiement. Interviennent alors les vacances d'été. A la première séance de reprise, en septembre, il reprend une feuille de dessin et reprenant sa position antérieure, recommence à dessiner, replié sur lui-même un circuit automobile. Au bout d'une demi-heure, il n'a prononcé toujours aucune parole. Au fond, embêté de cette régression, au bout d'une demi-heure pour ouvrir le dialogue, je lui dis : « alors, ces vacances d'été ? » sur un ton volontairement neutre et un peu lointain. L'enfant lève le regard vers moi et me dit : "est-ce que je te pose des questions moi ?" Puis, tranquillement, il retourne à son dessin de circuit automobile.

Il avait, lui, compris ce qu'était la psychanalyse d'enfants et fort judicieusement m'y renvoyait.

Il avait, lui, parfaitement compris toute l'oeuvre de F.Dolto ainsi que son souci constant de l'éthique dans la pratique de cet art.

Et, comme elle le disait elle-même : « les enfants m'ont appris beaucoup de choses » C'est donc bien de l'écoute attentive des enfants que notre savoir vient.

G. JUTTNER

Caen, 16/11/2007

N.B. Les paginations ici référencées sont celles qui viennent de l'édition de " La cause des enfants " - Maison d'édition Robert Laffont, collection pocket évolution.